D'après le Grand Robert de la langue française, compenser signifie équilibrer une chose négative par une chose positive, ou inversement. Or, étymologiquement, le mot « équilibrer » a la même racine que « égal ». Augustin Fragnière, enseignant-chercheur à l'institut de politiques territoriales et de l'environnement humain de l'Université de Lausanne, nous apprend dans son livre que les premières traces du terme « compenser » datent de 1277, et qu'il désigne le fait de « solder une dette ».
C'est à une forme bien particulière et bien plus moderne de compensation que s'intéresse l'auteur : la compensation carbone. Le premier chapitre de l'ouvrage pose les bases théoriques. La compensation carbone consisterait à « neutraliser » des émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine perturbant le climat en développant des projets qui stockent ou évitent des gaz à effet de serre ailleurs. Ce dispositif est au cœur du protocole de Kyoto, puisque des États riches peuvent éviter de réduire leurs propres émissions en finançant des projets dans d'autres pays, principalement des pays en développement. Il s'agit du « Mécanisme de développement propre », supervisé par l'Organisation des Nations unies. Mais Augustin Fragnière se concentre sur une extension de ce système, la « compensation volontaire », où la logique est identique, mais où les bonnes actions climatiques se font sur la base du volontariat. Un particulier qui prend l'avion pourra ainsi payer une société de compensation, qui investira l'argent dans un projet contribuant à la réduction des gaz à effet de serre, par exemple la plantation d'une forêt ou la construction d'une éolienne. Ce projet délivrera des « crédits carbone », des titres d'un genre nouveau permettant d'attester des tonnes de gaz à effet de serre compensées.
Dès le second chapitre l'auteur s'interroge sur les règles de calcul des émissions et de contrôle de ces projets. Pour que la compensation soit techniquement efficace, il faudrait en effet pouvoir, en amont, calculer précisément les émissions à compenser et, en aval, les avantages réels des projets financés du point de vue du réchauffement climatique. Or, les logiciels de calcul estimant les émissions d'un vol en avion ou de trajets en voiture sont très hétérogènes et particulièrement imprécis. Mais les chiffres concernant les projets censés réduire ailleurs les émissions de gaz à effet de serre s'avèrent encore plus hasardeux, puisqu'ils sont établis ex-ante, c'est-à-dire avant que le projet ne démarre. Si certains prestataires de compensation semblent faire preuve de sérieux, il existe également des « carbon cow-boys » qui cherchent avant tout à faire du profit en jouant sur la bonne conscience des particuliers. Et 90 % des titres vendus sur le marché volontaire de la compensation, qui compte plus de 200 compagnies, le sont par des entreprises à but lucratif, certaines n'hésitant pas à faire de la spéculation sur ces crédits carbone comme sur n'importe quelle valeur boursière. Tout ceci explique pourquoi le fait de compenser une tonne de gaz à effet de serre peut coûter un dollar chez certains et 55 dollars chez d'autres prestataires. Comme le souligne Augustin Fragnière, « le serpent se mord la queue ». La compensation volontaire ne fonctionnera que si le système est « souple », car sinon, il devient trop coûteux et dissuasif. Mais cette souplesse ouvre la porte à tous les abus et oblige à développer des certifications, à l'image du « Voluntary Gold Standard » mis en place par le WWF, au milieu desquelles le particulier aura bien du mal à se retrouver.
Mais c'est dans le troisième chapitre, consacré aux aspects psychologiques et sociaux, et dans le quatrième, consacré aux enjeux éthiques, que l'auteur apporte de nouveaux éclairages par rapport aux critiques déjà largement répandues sur ce mécanisme. En s'appuyant sur des études de psychologie et de sociologie, il démontre toute la perversion du système. Les compagnies qui offrent les services de compensation prétendent qu'il est possible d'obtenir une « neutralité carbone ». Payer pour compenser permet alors de laver ses pêchés climatiques et de s'en tirer à bon compte : ce geste est non seulement bien moins douloureux que de changer de comportement mais il procède également de la délégation à autrui de la responsabilité du changement. « On paie pour réduire ses émissions comme on paie pour faire laver sa voiture » (p. 87). Nous sommes dans l'homéostasie : on compense les méfaits du système sans changer le système lui-même. Une entreprise peut très bien augmenter ses émissions tout en restant « neutre » en carbone : il lui suffira de compenser un peu plus, comme l'a fait la banque HSBC (p. 144). Si certains avancent que la compensation relève de la démarche du « pied dans la porte » – une petite action peu coûteuse favoriserait le passage à une action plus coûteuse, et la compensation serait donc une première étape vers des changements plus profonds –, Augustin Fragnière s'appuie sur les chiffres d'un sondage pour démontrer le contraire. Les contributeurs sont en très grande majorité des particuliers déjà sensibilisés à l'environnement, et qui agissent souvent au quotidien pour réduire leurs émissions. Le plus grand paradoxe de la compensation telle qu'elle est vendue par les prestataires apparaît donc clairement. Alors qu'elle devrait être une solution de dernier recours, précédée autant que faire se peut d'actions de réduction des émissions, elle serait en même temps un premier pas pour sensibiliser le citoyen et l'emmener vers des changements plus profonds. Et ce n'est pas la seule incohérence du dispositif. Quand le grand prix d'Australie de Formule 1 compense ses émissions, « la compensation permet dans ce cas de continuer à exalter la voiture, et indirectement les énergies fossiles, tout en exprimant son souci de l'environnement » (p 123).
Au final, la réalité de la compensation, c'est avant tout réduire les émissions des pays pauvres pour laisser intactes celles des pays riches. Pour des projets qui s'inscrivent dans des temps très longs, en particulier la gestion des forêts, cela transfère également aux générations futures la responsabilité de mener le projet à son terme. La compensation est donc pour l'auteur un pur produit du système de pensée occidental et de la globalisation, où la distance mise entre le responsable des émissions et le projet est immense, où la logique commerciale s'impose, et où le « ici et maintenant » est renvoyé à « ailleurs et après ». « Déléguer la résolution des problèmes est devenu pour les pays développés un réflexe conditionné, en même temps qu'une forme de déni de la réalité » (p. 130).
Pour terminer cet essai, l'auteur propose des améliorations qui ressemblent beaucoup à une refonte complète du système. Compte-tenu de la responsabilité historique des pays du Nord en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, l'aide aux pays du Sud est un dû et devrait être déconnectée des rejets des pays riches. Les termes trompeurs de « compensation » et de « neutralité carbone » devraient être définitivement abandonnés. Enfin, pour faciliter les contrôles et responsabiliser l'Occident, une logique de contribution domestique (chez soi) à la réduction des gaz à effet de serre devrait être mise en place, tout en soulignant les limites liées à la rigueur des calculs et à la temporalité (les émissions réelles à compenser vont à un rythme bien plus important que celui des émissions « évitées » par les projets de compensation).
En refermant le livre, on peut se demander pourquoi la forme interrogative a été choisie pour le titre, tant la conclusion s'impose d'elle-même : la compensation telle qu'elle a été conçue ne vise qu'à prolonger un système basé sur l'hyper-consommation des pays riches en surfant sur les ambiguïtés, voire l'hypocrisie. Le travail d'Augustin Fragnière synthétise bon nombre de critiques déjà répandues et consolide l'argumentation sur les aspects psychologiques, sociaux et éthiques, en apportant des éléments originaux. On peut simplement regretter deux choses. D'une part, le chapitre consacré à l'éthique se concentre sur les relations inter-générationnelles et les rapports Nord-Sud. Il ne traite pas des inégalités sociales au sein des pays riches, qui font de la compensation une option réservée aux couches sociales les plus favorisées. Même sensibilisé à l'écologie, un smicard aura du mal à laver ses pêchés climatiques en payant en fonction de ses émissions. Ce système renforce la fracture déjà bien connue entre ceux qui ont les moyens de payer des billets de train hors de prix, d'acheter des voitures hybrides ou d'investir dans les énergies renouvelables, et ceux qui en sont exclus.
D'autre part, en désignant comme responsables la « globalisation » et le « mode de pensée occidental », l'auteur s'arrête à mi-chemin. En effet, cette globalisation n'est en rien un phénomène naturel, pas plus que l'extension du système individualiste et consumériste occidental. Nous sommes face à une construction politique qu'il aurait fallu nommer : le capitalisme néolibéral, qui utilise la crise environnementale, comme toutes les autres opportunités, pour étendre son influence. Pour reprendre les termes de l'auteur, « déléguer la résolution des problèmes » n'est pas un « réflexe conditionné » des pays développés, ni « une forme de déni de la réalité », c'est bel et bien un choix politique qui vise à préserver le libre-échange, la concurrence internationale et la domination du Sud par le Nord. L'échec lamentable de Copenhague le démontre encore une fois : la crise environnementale, quelle que soit sa gravité, ne pèse pas lourd devant les profits à court terme. La « compensation carbone » n'est donc ni une illusion ni une solution. Il s'agit d'une imposture politique.
Article paru dans "Développement durable et territoires"
http://developpementdurable.revues.org
Commentaires
Completement d'accord sur toutes ces critiques de la compensation. Il y a par contre une affirmation qui je pense est fausse, à savoir que le smicard ne pourrait pas compenser ses émissions de CO2 (et autres ges).
Il n'y a pas une fatalité à emettre du CO2 et seuls les riches purraient assumer le cot écologique correspondant.
Notre proposition de contribution climat universelle (voir sur le site de taca) montre bien avec les chiffres de l'Agence Internationale de l'Energie que plus on est riche plus on pollue.
Donc en appliquant à chacun le meme prix de la pollution (par ex 32€ la tonne de CO2 soit 8 centimes par litre de carburant) et en redistribuant tout l'argent collecté entre chaque etre humain, on mesure l'impact du principe de justice élémentaire, chacun sur Terre aurait les memes droits et les memes devoirs vis à vis du climat et des émissions de ges.
Avec les chiffres de l'AIE en 2006, chaque etre humain recevrait dans l'année 140€ (et chacun dépenserait en moyenne 140€). Mais cette moyenne est extrement variable par habitant moyen des différents pays, jugez vous meme:
etat unien; 650€ (reçoit 140€)
européen de l'ouest: 300€ (reçoit 140€)
Chinois; 100€ (reçoit 140€)
Indien: 40€ (reçoit 140€)
Senegalais: 12€ (reçoit 140€)
Ca montre bien qu'en mettant un prix sur le carbone ce sont les riches qui vont payer et en redistribuant ces recettes, on permet aux pauvres de faire face à ce cout supplémentaire et tout ça avec un signal prix clair qui va orienter notre économie et nos choix vers les produits et services à faible contenu carbone.
Cette proposition vise à corriger le laisser aller actuel où toute cette pollution est gratuite et menace l'avenir de l'humanité.
Cette proposition ne résout pas tout, mais elle donne une base exigeante et juste d'un accord mondial.