A l'image du fameux personnage de fiction, l'Union européenne possède deux visage, deux personnalités diamétralement opposées. L'une, celle de tribunes, des déclarations officielles, des sommets internationaux, semble plus verte que Nicolas Hulot et Al Gore réunis. Elle vante une croissance respectueuse des écosystèmes, veut produire des énergies propres, et presse les Etats de la planète de réduire sans attendre leurs émissions de gaz à effet de serre. Mais, lorsqu'il s'agit d'adopter de véritables orientations politiques, Mister Hyde s'éveille et prend possession des dirigeants bruxellois. Les belles formules se transforment alors en libéralisme débridé, qui n'admet l'écologie qu'à la condition qu'elle soit source de profits et qu'elle ne vienne jamais remettre en cause l'ordre économique mondial.
Longtemps, des écologistes ont soutenu que la construction européenne avait permis de mieux protéger l'environnement, en tirant vers le haut les pays les plus laxistes. Ce qui est une énorme erreur d'analyse, pour ne pas dire un contre-sens. L'action de l'Union en matière d'écologie est tout à fait perverse. Elle peut se décomposer en trois catégories. D'une part, les mesures symboliques, écolo-éducatives, directement issues de la logique « développement durable » : souvent culpabilisante pour le citoyen, épargnant volontairement les entreprises, ou renvoyant le consommateur à la lecture des étiquettes au dos des produits. Nous pouvons y ranger les innombrables manifestations « grand public » (journée sans ma voiture, semaine ou quinzaine du développement durable, journées du soleil...) ou encore les éco-labels sur les produits de consommation.
Dans une deuxième catégorie, figurent des législations qui pouvaient sembler prometteuses au départ, mais qui furent consciencieusement rabotées par les lobbies. L'un des exemples les plus éclairants reste le règlement REACH, qui a vu les industriels de la chimie corriger la copie de l'Union européenne sans que cette dernière n'y trouve à redire. Ainsi, malgré les revendications des associations, certaines substances cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction n'ont pas été interdites par REACH au motif discutable que les industriels n'auraient pas eu de solution immédiate pour les remplacer. Alors que le Parlement européen proposait de rendre obligatoire le remplacement des produits chimiques dangereux par des alternatives plus saines à chaque fois qu'il était possible de le faire, cette disposition essentielle est supprimée fin 2005 par le Conseil. Le texte adopté sera tout à fait inoffensif pour les grandes entreprises, qui ont pourtant l'audace de réclamer de l'argent aux pouvoirs publics pour le mettre en application1.
Enfin, la dernière catégorie comprendrait les « bonnes » mesures que l'Union impose aux Etats, comme la directive dite « nitrate » ou les objectifs de production d'énergies renouvelables figurant dans le plan énergie-climat (20% de la consommation d'ici 2020). De bonnes décisions dans l'absolu, mais totalement hypocrites dans la pratique. Il est en effet facile d'imposer des obligations de résultats aux Etats membres en plaçant le curseur à tel ou tel niveau. Mais il est tout à fait scandaleux de mener dans le même temps des politiques qui vont dans le sens exactement inverse. Ainsi, l'Union européenne établit des niveaux de qualité des eaux à respecter par chaque pays, mais utilise la quasi-totalité des ressources de la Politique agricole commune pour développer une agriculture intensive qui détruit les écosystèmes et ruine les paysans. Elle veut réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais organise le démantèlement des services publics de l'énergie pour offrir la production et la distribution à des sociétés privés obnubilées par la recherche de rendement financier. Elle confie aux Etats le soin de garantir la coexistence des différents systèmes agricoles, mais elle autorise sans hésiter chaque variété de plante transgénique qui fait l'objet d'une demande de commercialisation.
La vérité est que la construction européenne qui nous est imposée est un désastre pour l'environnement. A l'image des entreprises, l'Europe a placé le terme « développement durable » à toutes les pages de ses textes officiels, mais elle persévère bel et bien dans le libre-échange, la concurrence économique acharnée et la destruction des acquis sociaux. Les deux directives qui encadrent la commande publique en Europe font bien-sûr référence au développement durable. Mais, quelques lignes plus loin, elles imposent de se soumettre à la libre-concurrence et de conserver le prix comme principal critère de choix. Ainsi, une collectivité pourra s'approvisionner en produits biologiques pour la restauration, mais il est hors de question qu'elle puisse privilégier les circuits courts qui génèrent pourtant nettement moins de pollution. Des aliments biologiques produits industriellement et transportés en camion sur des milliers de kilomètres resteront en concurrence « libre et non faussée » avec des productions locales de qualité. Avec un levier économique énorme ― les marchés publics représentent environ 15% du PIB européen ― l'occasion était pourtant belle de provoquer un changement radical d'un point de vue écologique, mais aussi social. Malheureusement, les directives sont on ne peut plus claires : les actions en faveur du développement durable ne seront acceptées que dans le cadre étroit de la non-discrimination commerciale.
Seuls les grands naïfs peuvent encore croire que les choses s'amélioreront avec le temps. Car les dernières oeuvres de Bruxelles en la matière laissent sans voix : adoption en 2001 d'une directive autorisant la dissémination des plantes transgéniques contre l'avis d'environ 80% des citoyens ; mise en place dès 2005 d'un marché de droits à polluer permettant de spéculer sur le cours de la tonne de gaz à effet de serre ; révision récente du règlement de l'agriculture biologique pour tolérer la présence de 0,9% d'organismes génétiquement modifiés ; alignement des limites maximales pour les résidus de pesticides dans les fruits et légumes sur les dispositions des Etats les plus laxistes ; choix de développer les agro-carburants ou le captage-stockage du dioxyde de carbone... La liste est longue.
Mais le masque de l'Union est peut-être définitivement tombé avec la crise financière. L'Allemagne, pays « vert » par excellence dans l'imaginaire collectif, fut le premier à avouer qu'il préférait sauver la compétitivité de ses entreprises plutôt que réduire son empreinte écologique. Dès fin septembre 2008, Angela Merkel annonçait qu'elle ne cautionnerait pas « la destruction d’emplois allemands du fait d’une politique inappropriée sur le climat ». Immédiatement suivie par l'Italie et les pays de l'Est, elle a obtenu sans peine un plan énergie-climat sans la moindre contrainte pour l'économie.
Cette situation pose un problème politique majeur. Puisque chaque texte qui sort d'un Parlement national, chaque décret ou arrêté se doit absolument d'être euro-compatible, la conclusion est limpide. Un véritable gouvernement de gauche arrivant au pouvoir dans un Etat membre n'aura d'autre solution que de pratiquer la désobéissance européenne pour mettre en oeuvre ses engagements. Il faudra dénoncer la directive 2001/18 et le règlement 1829/2003 pour interdire les OGM dans les champs et dans l'alimentation. Il faudra dénoncer la directive 2003/87 instaurant le système de Bourse du carbone pour démanteler le marché des droits à polluer et mener des politique de lutte contre le changement climatique sérieuses. Il faudra refuser d'abonder le budget de la Politique agricole commune tant que celle-ci financera une agriculture intensive détruisant la paysannerie et les écosystèmes. Il faudra dénoncer les deux directives sur les marchés publics afin d'imposer la prise en compte de critères sociaux et environnementaux au lieu de se soumettre à la libre-concurrence, plus que jamais synonyme de dumping.
En matière d'environnement comme en matière de social, il faudra oser dire « non », au quotidien, chaque fois qu'une mesure progressiste se heurtera aux tables de loi de l'euro-libéralisme. Une fois ces actes de désobéissance accomplis, il restera à poser une question encore malheureusement taboue. Si cette Europe-là a vocation à empêcher toute mesure de gauche, pourquoi rester dans l'Union? Ne serons-nous pas condamnés à quitter cette construction politique déplorable à tous points de vue pour créer l'Europe que nous voulons?
Michèle DESSENNE (1) et Aurélien BERNIER (2).
Article paru dans le numéro 11 de Sarkophage (mai 2009)
Porte-parole du M'PEP (www.m-pep.org)
Secrétaire national du M'PEP en charge des questions environnementales, auteur du livre « Le climat, otage de la finance », 2008, éd. Mille-et-une-nuits, co-auteur du livre « En finir avec l'euro-libéralisme », 2008, éd. Mille-et-une-nuits.
1« Reach: l’industrie chimique demande un soutien financier », Journal de l'environnement, 11/02/2009. http://www.journaldelenvironnement.net