Intervention à Compiègne le 26 mars 2009, sur le thème "Qu'avons-nous dans nos assiettes?" - Débat organisé par l'association AGORA 21. - Quelle nourriture mangeons-nous? Que trouvons-nous dans nos assiettes, dans nos réfrigérateurs, dans nos restaurants favoris, dans nos cantines? La réponse à ces questions simples peut rapidement faire peur : aliments transgéniques, plantes mutantes, fruits et légumes aux résidus de pesticides, viande piquée aux antibiotiques, quand elle n'est pas clonée... Une énumération qui n'est pas sans rappeler les usines Tricatel du film « L'aile ou la cuisse ».
Mais brosser ce tableau inquiétant de l'agriculture et de l'alimentation industrielle est moins important que de comprendre les raisons qui ont permis à ce modèle de s'imposer.
Deux fondamentaux expliquent cette déferlante de nouveautés culinaires toutes plus appétissantes les unes que les autres.
En premier lieu, elle est le produit d'une approche scientiste, qui véhicule une vision mécaniste du vivant. On pourrait croire qu'il s'agit là d'un débat réservé aux philosophes, mais il n'en est rien. Car si le vivant n'est qu'une mécanique et que l'on peut décrire dans les grandes lignes son fonctionnement, il devient envisageable de le modifier pour l' « améliorer » grâce à la technoscience. Ce raisonnement est bien plus utile qu'il n'y paraît, puisqu'il présente l'avantage indéniable pour les pouvoirs en place d'évacuer le débat politique. En effet, si la technoscience est en mesure de remédier à tous les maux – la malnutrition, le changement climatique, l'épuisement des ressources naturelles... – , à quoi bon interroger notre modèle de développement? Le poids écrasant de ce scientisme a permis de détourner le mouvement d'alerte sociale et environnementale lancé par le Club de Rome dans les années 1970 pour consacrer le développement durable, qui n'envisage plus aucun changement radical et parie largement sur les progrès de la science pour sauver la planète. Contrairement à Albert Einstein, qui estimait qu'on ne peut résoudre les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés, les états répondent aux crises par la technoscience, mais aussi par la croissance, le marché, la concurrence libre et non faussée.
La technoscience est en effet intimement liée à cette seconde composante qui permet à l'industrie de l'agroalimentaire de commercialiser tout et n'importe quoi. Il s'agit bien-sûr du modèle économique, celui du capitalisme néolibéral. L'économiste Adam Smith a énoncé très tôt un principe implacable : baisser le coût de l’alimentation permet d’éviter d’augmenter les salaires – voire de les réduire – tout en laissant intact le pouvoir d’achat. Des produits alimentaires à bas prix satisfont les intérêts de l’ensemble du patronat. Il faut donc industrialiser l'agriculture pour abaisser les coûts de production. Voici la principale raison pour laquelle l'histoire de l'agriculture et de l'alimentation a suivi le chemin tracé par le néolibéralisme
La mondialisation de la production et du commerce de produits alimentaires a connu trois grandes phases. L’arrivée des tracteurs équipés de moteurs à explosion au début du XXème siècle aux États-Unis constitue un premier bouleversement. En 1918, près de 30% des surfaces cultivées servaient à nourrir les animaux de trait, principalement avec de l’avoine. Quarante ans plus tard, ce chiffre était tombé à zéro. Cette évolution technologique considérable eût deux conséquences particulièrement importantes : premièrement, les terres utilisées pour l’autoconsommation étaient toujours cultivées, mais la récolte devait être vendue ; deuxièmement, les fermiers s’endettaient pour acheter leurs machines, et devaient donc dégager des revenus supplémentaires. Du fait de l’augmentation fulgurante de la productivité et des quantités mises sur le marché, les États-Unis affrontèrent dans les années 1920 et 1930 une crise des excédents agricoles, et recherchèrent de nouveaux marchés d’exportation. Pour conquérir ces marchés, ils misèrent très largement sur la culture du soja, qui permet non seulement d’accélérer la croissance du bétail, mais qui possède en outre l'avantage de fixer l’azote de l’air et de le restituer au sol, remplaçant ainsi la fumure disparue en même temps que les animaux de trait.
L'après guerre constitue également une phase de transformation importante du monde agricole. Il faut nourrir les populations meurtries par les conflits en produisant plus... et reconvertir les usines d’armes chimiques, qui trouveront une nouvelle activité dans la production d’intrans pour l’agriculture. L’Europe se place sous dépendance américaine en signant les accords de Dillon en contrepartie du plan Marshall, qui l’obligent à acheter ses oléo-protéagineux, base de l'alimentation du bétail, aux américains. Cette situation sera confortée à la fin du GATT par les accords de Blair-House, encore en vigueur aujourd’hui. L’Europe cultivera donc majoritairement des céréales, qu’elle exportera en partie, et nourrira son bétail avec du soja d’importation. Avec les crises pétrolières des années 1970, les produits agricoles européens sont une des principales monnaies d’échange utilisées pour acheter un pétrole cher. L’orientation productiviste s’en trouve évidemment renforcé.
La dernière phase de conversion de l’agriculture au modèle intensif et au libre-échange est le produit de la contre-révolution conservatrice initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980. Afin de redresser les taux de profit mis à mal par les acquis sociaux de l'après guerre, les grandes puissances financières se lancent dans une réorganisation à l’échelle planétaire de leurs modes de production. En effet, le développement des réseaux de transport et de communication permet d’envisager la mise en œuvre d’une stratégie connue maintenant sous le nom de mondialisation. Un formidable mouvement de dérégulation est orchestré pour permettre aux grandes entreprises de produire ce qu’elles veulent, comme elles le veulent, où elles le veulent, de vendre cette production partout sur la planète, et de rapatrier leurs bénéfices à moindre frais. Alors que la dette des pays du Sud sert à maintenir ces derniers sous contrôle, le salariat des pays développés est rediscipliné par le chômage, produit de la mondialisation. Cette réorganisation se fait au profit des États-Unis et dans une moindre mesure de l'Union européenne. L'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui régit à présent 98% du commerce mondial et englobe le marché des produits alimentaires, en est le principal vecteur. La percée de la Chine et de l'Inde, qui deviennent des acteurs majeurs du commerce international au début des années 2000, ne fera qu'accélérer ce mouvement.
L'un des meilleurs exemples permettant d'illustrer le fait que cette agriculture et cette alimentation industrielle sont avant tout le produit d'une construction politique est celui des OGM. A la fin des années 1970, des multinationales du tabac et de l'agroalimentaire s'emparent des progrès du génie génétique, qui leur offre de nouvelles perspectives. La condition indispensable est de détenir un droit : celui de breveter le vivant. Il sera obtenu de la Cour Suprême des États-Unis en 1980, puis de l'Union européenne en 1998. Dès lors, la porte est grande ouverte aux aliments transgéniques. Deuxième étape essentielle pour les firmes : éviter toute réglementation trop contraignante et donc trop coûteuse. Les États-Unis de Ronald Reagan adoptent en 1986 un principe, celui de l'équivalence en substance, qui établit qu'une plante transgénique ne sera pas évaluée différemment d'une plante traditionnelle. Les aliments transgéniques ne seront donc pas tracés. En Europe, la législation mise en place est plus hypocrite, mais tout aussi scandaleuse. Les OGM sont évalués « au cas par cas ». Mais dans la pratique, on demande aux multinationales de mener elles-mêmes les études attestant de l'innocuité de leurs produits...
En utilisant l'OMC, les pays producteurs d'OGM (États-Unis, Argentine, Canada, Brésil) exercent une pression terrible sur les pays importateur pour éviter que le commerce des OGM ne soit limité. Totalement acquise au libre-échange, la Commission européenne a systématiquement autorisé les demandes d'homologation d'OGM qui lui ont été présentées, qu'il s'agisse de mise en culture ou d'importations d'aliments. Quelques problèmes subsistent malgré tout. Ainsi, le développement de l'agriculture biologique et celui des OGM sont incompatibles. Mais là encore, l'Union européenne a trouvé la solution. Il suffit d'autoriser la présence d'OGM dans les produits biologiques, ce qui est le cas depuis le 1er janvier 2009, avec l'entrée en vigueur d'un règlement qui s'impose aux états membres.
Cet exemple édifiant montre, comme beaucoup d'autres, que nous trouvons dans nos assiettes le résultat d'un modèle économique. Pour réellement changer notre alimentation, au delà de la niche que représente aujourd'hui l'agriculture biologique ou « durable », il faut changer de modèle économique. Ceci suppose de remettre en cause le libre-échange. La re-localisation des activités, qu'elles soient agricoles ou industrielles, est en effet le seul moyen de restaurer un contrôle démocratique sur la production. Il faut maintenant dépasser la simple critique de cette idéologie qui produit toutes les crises possibles (financières, économiques, alimentaires, environnementales et sanitaires) et en tirer les conclusions qui s'imposent. Pour mettre en place d'autres politiques, basées sur la solidarité, la coopération, la protection de l'environnement et de la santé, il faut sortir du cadre de l'OMC et en finir avec l'euro-libéralisme. La désobéissance européenne, c'est à dire le refus d'appliquer des directives ou des règlements d'inspiration libérale est le premier point de passage obligé. Pour ne prendre qu'un exemple parmi bien d'autres, le seul moyen de répondre à la question des OGM en respectant la volonté des citoyens est de refuser l'application des directives et des règlements sur lesquels s'appuie la Commission européenne pour les imposer. Ce combat dépasse de loin les seules questions environnementales, sanitaires ou agricoles. Il s'agit ni plus ni moins de redonner à la souveraineté populaire un sens qu'elle n'aurait jamais du perdre.