Les Rendez-vous de l’Agora reçoivent Aurélien Bernier, auteur du « Climat otage de la finance Ou comment le marché boursicote avec les "droits à polluer" » (éditions Mille et une nuits).
Les lecteurs d’Agoravox connaissent Aurélien Bernier. Ex-membre d’Attac, spécialiste de l’environnement, il a travaillé dix ans pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Il est aussi rédacteur sur Agoravox et vient de publier Le Climat otage de la finance Ou comment le marché boursicote avec les "droits à polluer", un essai remarqué sur un aspect peu traité de la mondialisation : son impact sur le climat, donc sur nos vies. Pris séparément, la mondialisation et le changement climatique sont des thèmes ultra-récurrents et largement traités et commentés. Or, peu nombreux sont les experts qui lient l’un et l’autre, alors qu’ils sont pourtant indissociables.
C’est le sujet du livre d’Aurélien Bernier qui s’exprime dans Les RDV de l’Agora.
Une interview réalisée par Daniel Hoffman.
Agoravox : En quoi le climat est-il otage de la finance ?
Aurélien Bernier : Tout a commencé avec les négociations de Kyoto à la fin des années 90, où a été abordé pour la première fois, à l’échelle internationale, le problème de la lutte contre le changement climatique. Une logique de dérégulation et de désengagement de l’Etat a prévalu, en raison de la fameuse croyance dans l’autorégulation des marchés. C’est ainsi qu’est né le marché des « droits à polluer », dans la continuité de travaux d’économistes libéraux, dans les décennies précédentes. Concrètement, on a instauré des droits sous forme de titres ainsi qu’une bourse, où ces droits sont achetés et vendus. En faisant ça, on a ouvert la boîte de Pandore du libéralisme le plus débridé. La spéculation tourne à plein régime : les entreprises essayent d’acheter les droits le moins cher possible et de le revendre le plus cher possible. Et l’on se retrouve piégé dans un système financier qui pense que ce marché est porteur.
A : S’agit-il, de la part du pouvoir, tant économique que financier, d’un plan concerté afin de capter les thématiques climatiques ?
AB : Dans la logique libérale, la seule solution tolérable passe par les pouvoirs économique et financier. Il y avait deux grandes catégories de solutions qu’on pouvait apporter au problème du dérèglement climatique. La première était de réglementer, en contraignant et en taxant les entreprises. Mais ce n’était pas dans la continuité de vingt ans de politique de développement durable. La solution est donc tombée d’elle-même. La seconde option, qui a été choisie et qui est éminemment politique, a été l’adoption du marché.
A : Comment fonctionne ce marché des droits à polluer ?
AB : C’est assez simple : les Etats signataires du protocole de Kyoto se sont engagés sur une très petite diminution de leur émission de gaz à effet de serre. On a défini un volume global au niveau des Etats, au-delà duquel ceux-ci ne sont plus autorisés à émettre. On a ensuite octroyé des droits aux principaux pollueurs, en leur offrant la possibilité de polluer jusqu’à une certaine limite. Le problème c’est que les pays en voie de développement n’ont pas voulu entendre parler de ces critères, considérant qu’ils n’étaient pas les principaux pollueurs de la planète. Ils ne sont donc pas soumis à ces contraintes. Ce qui se passe, c’est que les pays occidentaux en ont profité pour délocaliser leurs entreprises dans les pays en développement : il y a eu un transfert de production vers les zones sans contrainte. Les résultats sont calamiteux : les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 35 % depuis 1997 et l’on estime que 20 % de ces émissions proviennent de la production dans les pays en voie de développement, issue des délocalisations.
A : N’y a-t-il aucun contrôle de ce marché ?
AB : Il y a une très légère intervention des pouvoirs publics au moment de l’allocation des quotas. L’État peut alors gérer la contrainte. C’est ce que les acteurs du marché expliquent pour défendre le système. Mais dans les faits, les gouvernements sont pris au chantage des plus grandes entreprises. En France, 100 entreprises détiennent deux tiers des quotas en circulation, et seulement 10 entreprises en détiennent un tiers. Il y a donc un très petit nombre d’entreprises qui dominent puissamment le marché.
A : L’État doit donc se plier donc aux pressions des entreprises ?
AB : Dans un système mondialisé, la pression des délocalisations fonctionne très bien. L’État peut toujours essayer de tabler en douceur sur la bonne volonté des entreprises, mais autant rêver ! Le problème originel est que les entreprises ont été consultées lors de la découpe du « gâteau » des droits à polluer. Et on leur a donné à peu près tout ce qu’elles voulaient : on se retrouve avec un marché long, ce qui signifie qu’il y a beaucoup trop de titres en circulation. Le prix du titre du droit à polluer s’est donc effondré. Mais les entreprises hautement concurrentielles ont continué à faire du chantage : si elles n’obtiennent pas assez de droits, elles délocaliseront. Dans l’actualité récente, il y a eu le cas d’Arcellor Mittal, qui a fait céder l’Etat belge de la sorte.
A : Que proposez-vous ?
AB : Je n’avance rien de phénoménal ni de très original. Le laisser-faire ne fonctionne pas. Il y a donc une nécessité de la part des Etats d’intervenir et de mettre de vraies limites. Il faut revenir à un système de contraintes qui fonctionne. Un exemple simple : je propose qu’on taxe les produits importés en fonction de leur impact social et environnemental. Pour cela, il y a des organisations comme l’OIT (Organisation internationale du travail), ou des groupes d’expert comme le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Une taxation non protectionniste permettrait ainsi une concurrence non faussée. De manière générale, il faut reprendre un contrôle politique sur l’économie, afin d’éviter que des multinationales ne délocalisent dans des pays où ça ne leur coûte rien. Je suis convaincu que si le libre-échange intégral ne cesse pas, on court à la catastrophe.
A : Ne croyez-vous pas à une solution intermédiaire consistant en un contrôle accru sur le marché des « droits à polluer » ?
AB : Je ne suis pas du tout favorable à une régulation des marchés : à chaque fois qu’on nous en parle, on accentue la crise. Quand on essaye de réguler, cela s’avère non seulement inefficace d’un point de vue environnemental mais aussi dangereux. Il faut redéfinir les règles sur une base plus cohérente. Aujourd’hui, les grandes entreprises jouent sur les externalités : Nike va en Chine parce qu’ils peuvent y exploiter de la main-d’œuvre pour presque rien, puis en Thaïlande parce que les coûts y sont encore moins importants. Leur objectif est de dégager du profit en polluant, mais sans en assumer la responsabilité.
A : Comment envisagez-vous l’avenir ?
AB : Je pense qu’une prise de conscience importante est en train de se faire. Plus grand monde n’a de doutes sur l’ampleur de la crise environnementale. Pourtant, si tous les indicateurs sont dans le rouge, la libéralisation et la dérégulation continuent. Mais la crise est tellement grave, qu’une modification profonde doit avoir lieu. Celle-ci se fera dans la douleur ou en tapant du poing sur la table. Je préconise la sortie immédiate de l’OMC. Quant à l’Union européenne, la logique institutionnelle se doit d’être bouleversée. Si un gouvernement vraiment de gauche venait à être élu, il devrait déclarer au plus tôt que les directives libérales actuellement à l’œuvre n’ont plus cours sur le territoire national.
A : L’opinion publique est-elle sensibilisée à ces enjeux ?
AB : La crise environnementale et ses principaux enjeux ont été bien compris. Lorsque Nicolas Hulot, qui vient quand même politiquement du centre-droit, dit que le capitalisme n’est pas compatible avec la protection de l’environnement, c’est quelque chose qui touche les gens. Ce qui manque encore ce sont de grandes perspectives de changements. On ne croit plus aux débouchés politiques. Au sein du M’PEP (Mouvement politique d’éducation populaire dont Aurélien Bernier est le secrétaire national. Ndr), nous nous efforçons de faire des propositions réalistes : donner un véritable espoir de sortir du système libéral tout en restant concret. Pour y arriver, il faut montrer où sont les verrous (à l’OMC, au sein de l’Union européenne) et créer quelque chose d’autre.
A : Comment expliquez-vous que les thématiques que vous abordez dans votre livre soient si peu débattues aujourd’hui ?
AB : Mon livre est le premier sur le sujet alors que le marché du carbone existe depuis 2005. Je ne veux pas me livrer à une critique facile des médias, car, s’il est vrai que des puissances financières possèdent certains groupes médiatiques, il existe des journalistes qui font leur travail de manière honnête. Le fond du problème, c’est que les négociations sont menées dans l’ombre. Le détail des modalités de la finance carbone a été occulté du débat public. C’est pourquoi les pouvoirs publics ont une bonne part de responsabilité dans la situation actuelle, du fait qu’ils ont très peu communiqué sur la réalité des politiques menées.
A : Va-t-on parler de ces enjeux dans les mois à venir ?
AB : Oui, probablement. La conférence sur le climat qui doit s’ouvrir à la fin de l’année en Pologne devrait attirer l’attention des médias européens. Par ailleurs, le processus post-Kyoto doit débuter à partir de 2013 (le cycle de Kyoto s’étale sur la période 2008-2012. Ndr). Un processus de réflexion a été lancé à Bali en début d’année. Ces négociations sont lentes et se font sur plusieurs années. Elles devraient arriver à terme vers la fin 2009, avec une rencontre intermédiaire prévue en décembre 2008. C’est donc décidément le moment de mettre ce sujet sur la table et d’en débattre.
A : Pensez-vous que la crise financière peut se propager au marché des « droits à polluer » ?
AB : En tout cas, rien n’est fait pour que ça ne puisse pas arriver. On ne peut vraiment pas se permettre d’avoir un marché qui joue avec un enjeu aussi énorme que le climat.
A : Vous avez publié plusieurs articles sur Agoravox. Quelle est pour vous l’utilité de ce média ?
AB : Ce qui est intéressant lorsque je publie sur Agoravox ou sur d’autres blogs, c’est la possibilité d’ouvrir un débat avec les lecteurs. Celui-ci a lieu dès qu’il y a un minimum d’honnêteté et, de ce point de vue, c’est un outil très intéressant. Je ne publie pas sur internet simplement pour que les gens lisent, mais aussi pour qu’il y ait des échanges derrière.