Article paru sur Marianne, 28 février 2014 - La remise en cause de la monnaie unique a récemment fait irruption dans la presse, notamment dans les pages du Monde diplomatique et de Marianne. Il faut dire que le nombre et la qualité des intellectuels qui prônent aujourd'hui la sortie de l'euro (Jacques Sapir, Emmanuel Todd ou Frédéric Lordon) et la part croissante des Français qui soutiennent cette idée (environ un tiers) rend le sujet difficilement contournable. L'union monétaire commence à être vue pour ce qu'elle est depuis le départ : le moyen de retirer aux États un outil déterminant en matière de politiques économiques pour prévenir toute opposition à l'ultralibéralisme forcené de l'Union européenne.
Cette bonne nouvelle ne doit pas faire oublier que sortir de l'euro est une condition nécessaire au changement d'orientation politique, mais certainement pas suffisante. L'autorité de l'Union européenne sur les États repose sur son ordre monétaire, mais aussi et surtout sur son ordre juridique. En finir avec la monnaie unique sans rompre avec le droit communautaire ne nous fera jamais sortir du libre échange, de la libre concurrence et de la dérégulation.
Le 4 février 2014, le sénateur socialiste Alain Fauconnier déposait un projet de loi visant à interdire la culture de maïs transgénique sur le territoire français. Au cours de l'examen du texte, le sénateur UMP Jean Bizet lui opposait une exception d'irrecevabilité. La motion qu'il soumettait au vote indiquait : « L’article 88-1 de la Constitution reconnaît le principe de la primauté du droit européen sur la loi française. Or, le droit européen ne permet pas aux États de prendre une mesure d’interdiction générale de la mise en culture de variétés de maïs génétiquement modifié sur le territoire national. » Par 171 voix contre 169, l'exception d'irrecevabilité était retenue.
Imaginons maintenant qu'un gouvernement veuille renforcer les services publics, mettre en place un protectionnisme écologique et social, contrôler les mouvements de capitaux pour financer de véritables politiques de gauche... Tous les projets de loi qu'il déposerait subiraient, au final, le même sort que la proposition visant à interdire les OGM. Si, à l'inverse des sénateurs actuels, les élus du peuple passaient outre la hiérarchie juridique et votaient malgré tout ces mesures, elles seraient stoppées nettes par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État.
Cette soumission des États à l'ordre juridique européen découle d'un long processus. Le 5 février 1963, la Cour de justice des Communautés européennes statue sur un litige entre un transporteur et l’administration néerlandaise : le transporteur reproche aux Pays-Bas d’avoir maintenu des droits de douane alors que l’article 12 du traité de Rome les interdit. La Cour estime alors que l’article du traité a un effet direct, c’est-à-dire qu’un État ne peut s’opposer à son application.
Au début des années 1990, en France, le Conseil d’État va plus loin et juge que la loi nationale ne peut pas être contraire aux règlements et directives de Bruxelles, qui se multiplient depuis l'Acte unique de 1986. Il ne reste alors qu'un obstacle à la primauté absolue du droit communautaire sur le droit français : la Constitution. Avec l'adoption du traité de Maastricht, en 1992, celle-ci est modifiée : un titre sur l'Union européenne est ajouté et « les modalités prévues par le Traité sur l'Union européenne » (le libre échange, la libre concurrence...) sont constitutionnalisées. En 2008, une autre modification est votée pour intégrer les nouvelles « avancées » libérales du traité de Lisbonne.
Cette primauté du droit communautaire pose un problème encore plus épineux que celui de l'euro. Pour espérer appliquer la moindre mesure réellement sociale, il faut au préalable modifier la Constitution française pour restaurer la primauté du droit national. C'est ce que j'ai appelé, dans un livre paru en 2011, la désobéissance européenne. Cette désobéissance ne peut être partielle. On ne peut désobéir à telle ou telle directive, à tel ou tel règlement, ou à quelques articles seulement du traité européen : il faut inverser la hiérarchie des normes en restaurant, une fois pour toutes, la souveraineté nationale et populaire.
Or, aucun parti politique, aucun média, n'ose encore aborder ce sujet. Centrés sur la question monétaire, les économistes délaissent souvent la question juridique. Pourtant, sans cette sortie de l'ordre juridique européen, il n'y a pas d'alternative possible à l'ultralibéralisme. Voilà un tabou qui mériterait lui aussi d'être brisé.