Les vieux livres recèlent parfois des trésors... Il y a quelques mois de cela, j'ouvrais l'un de ces bouquins poussiéreux à la couverture jaunie que l'on achète sur une brocante. Un livre écrit en 1984, juste après le « tournant de la rigueur » du Parti socialiste français. Un livre sur la gauche et ses échecs.
Particulièrement brillant, l'auteur explique pourquoi la relance keynésienne de François Mitterrand n'a pas fonctionné. Confrontées à la baisse de leurs taux de profits, les grandes puissances économiques décident dans les années 1970 qu'elles investiront désormais dans les pays émergents plutôt que dans les pays riches. Pour les libéraux, c'est le début d'une phase de reconquête qui suppose la mise en concurrence des travailleurs occidentaux avec les travailleurs sous-payés du Sud. Grâce à l'arme du chômage, il devient possible de discipliner les salariés et de grignoter progressivement les acquis sociaux des Trente Glorieuses. Les dépenses publiques sont violemment comprimées. Les rouages de la mondialisation et de l'austérité sont en place et ces politiques ultralibérales se répandent comme la peste sur le monde non-communiste. La grande habileté des libéraux est d'avoir bourré le crâne des citoyens avec de pseudo-lois économiques qui se révèlent fausses à l'usage. « Les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après-demain » affirmait le chancelier allemand socio-démocrate Helmut Schmidt ; mais ce qui est parfois vrai dans une économie fermée ne se vérifie plus dans une économie ouverte, quand les profits français ou allemands peuvent être réinvestis librement au Brésil ou en Chine.
Le Parti socialiste au pouvoir avait deux options : « le protectionnisme et la sociale-démocratie de guerre » ou « l'acceptation définitive des contraintes du libéralisme ». Poussé par les sociaux-libéraux Jacques Delors, Michel Rocard ou Laurent Fabius, François Mitterrand choisit le libre échange et se convertit à la rigueur.
Pour l'auteur, il fallait au contraire réguler le commerce extérieur, car « [les mesures de protection] sont la clé de tout changement de modèle [...] Elles ouvrent l'espace des choix. [...] Condition nécessaire mais non suffisante du changement social, elles ne remplacent pas le choix. Mais choisir de les refuser est aussi un choix de société ». Il fallait également sortir de l'ordre monétaire européen (qui à l'époque ne s'appelait pas encore l'euro, mais le Système monétaire) pour dévaluer fortement le franc par rapport au mark et doper la consommation des produits français.
L'auteur critique la Communauté économique européenne (CEE) qui, avec la crise, « se met à pratiquer des politiques "d'austérité compétitive" : c'est à qui compressera le mieux les salaires et les dépenses publiques ». La gauche doit assumer la rupture en agissant à l'échelle qui reste la plus efficace et pertinente : celle de l’État. « Qu'il soit dangereux de confier au seul État la transformations des relations sociales est trop évident. Qu'au nom de ce constat on interdise à la souveraineté nationale tout changement qui n'aurait pas reçu le sceau du marché mondial relève du sophisme. Les sociétés peuvent changer par en haut et par en bas, mais les contraintes du libre échange ne leur laissent que la liberté de la bille dans un flipper. [...] Littéralement satanisé, le volontarisme national s'est retrouvé sans voix face à la coalition du marché et de l'individu. » Il faut au contraire accepter de prendre des décisions unilatérales qui auront valeur d'exemple, et tant pis si ces décisions brisent l'unité libérale européenne : « Ce que nous devons chercher, c'est le moyen de poursuivre une voie de progrès économique et social, si possible avec tous nos partenaires du traité de Rome, et le cas échéant sans eux, mais avec tous les pays tiers qui le voudraient. »
Le concept de « désobéissance européenne », auquel j'ai consacré un livre en 2011, et celui de « démondialisation », que je défend également, existaient donc déjà en 1984, même s'ils n'étaient pas nommés. Et l'auteur de cette formidable démonstration ne s'appelle pas Bernard Cassen, Frédéric Lordon ou Jacques Sapir. Non, il s'appelle Alain Lipietz1.
Le même Alain Lipietz qui, vingt ans plus tard, a fait campagne pour le « oui » au projet de Traité constitutionnel européen (TCE) et qui a défendu, en 2012, le Mécanisme européen de stabilité (MES). Le même qui dénonce, aujourd'hui encore, la « campagne souverainiste-nationaliste de la droite de la droite et de la gauche de la gauche » lors du référendum de 2005 sur le TCE2. Le même, enfin, qui annonce dans son dernier livre que « le prochain modèle sera certainement un modèle capitaliste, car il n'y a pas de candidat alternatif » et qui trouve « contre-productives » les attaques trop virulentes contre le capitalisme « vert ».
Pourquoi, alors que la construction européenne est mille fois plus libérale en 2012 qu'en 1984, avez-vous donc abandonné ce discours révolutionnaire ? Pourquoi faudrait-il renoncer au progrès social avec « tous les pays tiers qui le voudraient » au motif que l'Allemagne refuse de dévier de sa trajectoire ultralibérale, empruntée dès 1949 et jamais abandonnée depuis ? Pourquoi le « volontarisme national » que vous défendiez avec ardeur en 1984 est-il devenu un « souverainisme-nationalisme » en 2012 ?
Vous avez bien-sûr adhéré chez les Verts, dont la ligne « libérale-libertaire » (philosophie que vous critiquiez en 1984 !) est peu compatible avec votre audace d'alors. Puis vous avez été élu député européen, ce qui a le don de provoquer des poussées europhiles chez les plus endurcis, même des communistes comme Francis Wurtz ! Pourtant, je crois que l'explication principale se trouve ailleurs. Votre changement de discours illustre un mouvement bien plus profond qui a parcouru l'ensemble de la gauche trotskiste, communiste et « rouge-verte » dans les années 1980 et 1990 : l'anti-lepénisation des esprits.
Le 17 juin 1984, Jean-Marie Le Pen réalise une percée aux élections européennes : il obtient 10,95 % alors que les sondages l'annonçaient à 5 %. Pour la première fois, il talonne les communistes et envoie dix députés à Strasbourg. Moins de deux ans plus tard, le 16 mars 1986, la liste qu'il conduit aux législatives récolte 9,65 %. Grâce à un scrutin à la proportionnelle, trente-cinq députés d'extrême droite entrent à l'Assemblée. Comme beaucoup d'autres, vous exprimez votre colère. Mais surtout, vous abandonnez vos propositions de rupture à l'échelle nationale pour devenir « alter-européiste » et fédéraliste. Vous défendez l'idée d'une « autre Europe », qui naîtrait par on ne sait quel phénomène surnaturel du ventre ultralibéral de l'actuelle construction européenne.
En laissant croire que l'Union européenne est réformable, qu'un protectionnisme européen pourrait voir le jour (ce qui, au passage, ne réglerait aucun problème d'écart de compétitivité entre les vingt-sept), vous faites l'inverse de ce que vous recherchez : vous laissez au Front national un monopole sur la seule perspective de rupture crédible, la rupture au niveau de l’État.
Pourtant, la gauche n'a pas à craindre de revendiquer la désobéissance européenne, la sortie de l'euro ou un protectionnisme national. Ce ne sont que des moyens pour mettre fin à l'eurolibéralisme et construire autre chose, un « autre chose » qui n'a rien à voir avec le projet de Marine Le Pen. Le Front national veut protéger le capitalisme français, lui fournir un regain de compétitivité dans la concurrence internationale, mais il ne propose en aucun cas d'agir pour transformer l'ordre mondial. A l'exact opposé, la gauche « radicale » a l'ambition de changer les règles du jeu. De créer de nouvelles relations avec le Sud, basées sur la solidarité et non sur l'exploitation. De protéger les ressources. De garantir la justice sociale. Cela suffit amplement à faire la différence avec les ambitions de l'extrême droite. Mais pour que ce projet se réalise, il faut retrouver l'audace dont vous faisiez preuve en 1984 : un vrai gouvernement de gauche doit agir, et rompre unilatéralement avec l'ordre libéral de Bruxelles. Jamais ce que vous écriviez à l'époque n'a été aussi valable qu'aujourd'hui. Alors pourquoi ne pas dépoussiérer ces belles réflexions révolutionnaires ?
Article paru dans Le Sarkophage/La vie est à nous, juin 2013
1Alain Lipietz, L'audace ou l'enlisement, La Découverte, 1984.
2Alain Lipietz, Green Deal, La Découverte, 2012.