La violence des méthodes employées par Bruxelles pour « gérer » la crise économique a au moins un mérite : celui de relancer le débat en France sur les moyens pour la gauche radicale de rompre avec l’eurolibéralisme.
La saignée de Chypre supervisée par la Banque centrale européenne (BCE) a amené le Parti de gauche et son porte-parole Jean-Luc Mélenchon a durcir leurs positions. Dans un communiqué du 20 mars 2013, le député européen écrivait : « La décision du banquier central Mario Draghi de ne plus alimenter Chypre en euros jusqu’à ce que Chypre capitule [est] un acte d’agression inacceptable. Il montre que l’euro est non seulement un luxe Merkelien coûteux mais aussi un dangereux moyen d’action contre la souveraineté d’un peuple. […] S’il faut désormais choisir entre la souveraineté du peuple et celle de l’euro, la France doit choisir le peuple. La décision du banquier central est un tournant dans l’histoire de l’Union européenne. Elle impose un choix : soit changer le statut de la banque centrale et donc celui de l’euro pour sécuriser la souveraineté des peuples, soit renoncer à l’euro Merkel(1). » Il n’en fallait pas plus pour que les trotskistes du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) lancent une attaque en règle. Le 28 mars, au lendemain du Congrès du Parti de gauche, la dirigeante du NPA Roselyne Vachetta s’inquiète du « mélange continuel d’appels à la lutte sociale et de propos très républicains, quasiment nationalistes ». Elle considère au contraire que « la lutte de classes, l’écosocialisme ne peuvent se limiter aux frontières de l’État et de la République. D’abord parce que cet État n’est pas neutre : ses institutions sont au service de la classe que nous combattons. […] Ensuite parce que la gauche de combat est réellement internationaliste, pour défendre les intérêts communs des opprimées par delà d’inutiles frontières. »
Daniel Minvielle, un autre militant du NPA, estime quant à lui que « les discours des principaux dirigeants du PG – Delapierre, Billard, Coquerel, Mélenchon – ont marqué de fait une accentuation des côtés souverainistes, nationalistes déjà contenus dans le programme du PG. [...] Les dénonciations les plus radicales et justifiées du système capitaliste se heurtent à une logique qui les transforme en impasses aux relents populistes, nationalistes, antiallemands, accentués par la violence des propos.(2) » Cette réaction ne relève pas seulement de la tactique visant à déstabiliser un parti rival. Elle traduit une véritable divergence d’approche au sein de la gauche radicale sur une question déterminante dans le débat politique actuel : la question nationale.
Sur ce point, l’organisation d’Arlette Laguiller et Nathalie Arthaud, Lutte ouvrière, est la plus explicite. Pour elle, toute solution nationale, qu’il s’agisse de protectionnisme ou de reprise en main des politiques monétaires, est par définition « réactionnaire » et d’esprit « petit-bourgeois ». Le concept de « démondialisation » est considéré comme une ineptie. Ainsi, « [l]e choix entre mondialisation et démondialisation, c’est une fausse alternative. On désigne des boucs émissaires (hier, les produits japonais et coréens, aujourd’hui les produits chinois ou indiens, etc.) pour épargner les vrais responsables : les capitalistes d’ici et d’ailleurs (3) ».
Puisque « les prolétaires n’ont pas de patrie », lutter contre la mondialisation et ses conséquences sur l’emploi n’a pas de sens : « La prétendue « lutte contre les délocalisations » rejoint le « produire français » dans l’arsenal des propositions réformistes, aussi dérisoires que nuisibles du point de vue de la prise de conscience de classe des travailleurs. C’est une revendication réactionnaire pour cette autre raison encore qu’elle suggère que, pour conserver les emplois des travailleurs d’ici, il faut priver d’emplois les travailleurs d’ailleurs. (4) »
Dans la « pensée Lutte ouvrière », l’Union européenne est désignée non comme un pilier de l’ordre néolibéral, mais comme un bouc-émissaire : « Les discours sur les « autorités de Bruxelles qui imposent leurs directives aux États » sont mensongers. L’autorité de Bruxelles n’a pas remplacé l’autorité des États, qui continuent à représenter les intérêts de leurs bourgeoisies respectives. Elle n’en est que l’émanation. [...] Cela n’empêche pas les dirigeants politiques de se réfugier derrière les « décisions de Bruxelles » ou « les directives de la Commission européenne » lorsque cela les arrange, pour ne pas imposer des décisions impopulaires. Mais désigner Bruxelles comme responsable de la politique de sa propre bourgeoisie est encore une façon de tromper les travailleurs. » Pour finir, Lutte ouvrière accuse le Parti communiste français, le Parti de gauche ou le Front de gauche de s’aligner sur la « démagogie lepéniste ». Lorsque Jean-Luc Mélenchon estime que la relation franco-allemande « est dirigée par le gouvernement allemand au mieux des intérêts d’une population vieillissante » et que les intérêts de la France sont opposés, Lutte ouvrière considère que « ces propos chauvins de Mélenchon sont dignes d’une Le Pen ou d’un Dupont-Aignan (5) ». Cette « pensée Lutte ouvrière » a largement contaminé la gauche radicale française et le mouvement altermondialiste. Au PCF, sous la plume de l’ancien député européen Francis Wurtz, on retrouve quasiment au mot près certains arguments trotskistes. Ce dernier réfute « l’idée selon laquelle « Bruxelles » nous dicterait la conduite à tenir, et que, dès lors, se libérer de cette tutelle nous ouvrirait en soi une perspective de changement dans notre pays. […] La question n’est pas de « sortir de l’Europe », mais bien de changer de structures et d’orientations tant à Bruxelles (et Francfort) qu’à Paris. (6)» Lorsque Michel Husson, au NPA, s’oppose à la sortie de l’euro, c’est notamment parce que « le risque est très grand de donner une légitimité de gauche aux programmes populistes. En France, le Front National fait de la sortie de l’euro l’un des axes de sa politique. Il renoue avec une logique national-socialiste qui combine le discours xénophobe avec une lecture faisant de l’intégration européenne la source exclusive de tous les maux économiques et sociaux. (7)» Enfin, Jean-Marie Harribey, ancien co-président d’Attac, traduit bien le point de vue majoritaire au sein du mouvement altermondialiste lorsqu’il écrit : « La sortie de l’euro, la dévaluation, l’érection de barrières douanières, ne peuvent être considérées comme des options envisagées comme des préalables et surtout des préalables décidés unilatéralement. (8) »
La « pensée Lutte ouvrière » s’articule donc autour de deux idées. Premièrement, pour ne pas « dire la même chose que le Front national », la gauche radicale doit renoncer par principe à toute mesure unilatérale de rupture (désobéissance européenne, protectionnisme, sortie de l’euro…). Deuxièmement, puisqu’il faut bien donner des perspectives de changement, il faut travailler à l’émergence d’une contestation supranationale, qui permette de réformer l’Union européenne, voire l’Organisation mondiale du commerce ou le Fonds monétaire international.
Le principal problème de cette pensée est qu’elle confond deux choses très différentes : le projet politique d’une part et la stratégie de rupture d’autre part. Pour envisager « une autre Europe » et « un autre monde », encore faut-il s’émanciper des structures de domination existantes. Or, l’Union européenne repose sur un ordre juridique et, pour la zone euro, sur un ordre monétaire qui s’imposent aux États. Lutte ouvrière a évidemment raison lorsqu’elle dénonce la duplicité des gouvernants nationaux qui les ont érigés, mais la véritable question n’est pas là. Elle est de savoir s’il est possible de mener une politique de gauche en respectant le droit européen et les orientations de la BCE. De toute évidence, la réponse est non. On pourrait alors vouloir réformer en profondeur les orientations de l’Union européenne et de la zone euro. Mais quelles en seraient les conditions ? A minima, que la gauche radicale accède au pouvoir en France et en Allemagne, puis que les deux nations les plus puissantes négocient ou imposent aux autres États membres une réécriture complète des traités, des directives, des règlements, des statuts de la BCE. Si l’on veut bien admettre que l’arrivée au pouvoir, à court terme et simultanément, de Die Linke et du Front de gauche est assez improbable, compter sur cette seule stratégie relèverait du suicide politique. Il ne reste alors qu’une option : que le premier parti de gauche radicale qui parvient au pouvoir dans un État rompe de manière unilatérale avec l’ordre juridique et monétaire de Bruxelles.
Cette stratégie revient-elle à « légitimer les programmes populistes » ? Faut-il intenter aussitôt un procès en chauvinisme, en souverainisme ou en nationalisme ? Absolument pas, car le projet politique de la gauche radicale, de Lutte ouvrière au Parti de gauche, reste de construire un monde plus juste, en paix, dans lequel la concurrence serait remplacée par la coopération. La stratégie de rupture ne change en rien le projet. Avoir des monnaies nationales n’interdit pas de coordonner des politiques monétaires. Prendre des mesures protectionnistes pour relancer l’emploi national n’empêche pas de développer des coopérations, notamment des coopérations non commerciales en matière de santé, d’éducation, de recherche… Comment pourrait-on confondre le projet de la gauche radicale avec celui du Front national, qui ne vise qu’à protéger le capitalisme français à l’abri de frontières et qui n’a jamais envisagé une seule seconde de remettre en cause l’ordre économique mondial ? Pourquoi avoir si peur, sur de simples questions stratégiques, de « dire la même chose que le Front national », alors que nos projets sont diamétralement opposés ? À la veille des élections européennes de 2014, il est urgent de sortir la gauche radicale de cette « pensée Lutte ouvrière » qui la domine. Trotskistes, altermondialistes et communistes doivent accepter d’envisager la solution nationale, a minima comme « plan B ». De leur côté, les républicains doivent montrer qu’il est possible de développer de véritables coopérations internationales, tout en démondialisant l’économie et en restaurant la souveraineté populaire. Refuser ce débat ou le caricaturer, c’est accepter, une fois de plus, la défaite de la gauche et la victoire du Front national.
Article paru dans Ragemag, 18 avril 2013
http://ragemag.fr/le-parti-de-gauche-et-la-pensee-lutte-ouvriere-24247/
Notes
1.http://www.lepartidegauche.fr/actualites/communique/communique-jean-luc-melenchon-blocus-financier-chypre-21482
2.http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article28278
3.« La « démondialisation » et le protectionnisme, entre démagogie cocardière et ineptie économique », Lutte de Classe n°141 (février 2012).
4.« « Mondialisation », « globalisation » de l’économie – des expressions toutes faites qui déguisent, plus qu’elles n’éclairent, la réalité de l’impérialisme », Lutte de Classe n°23 (Novembre 1996).
5.« Le problème ce n’est pas l’Allemagne, ce sont les capitalistes », Lutte ouvrière, 24 janvier 2013.
6.http://franciswurtz.net/2011/04/29/sortir-de-l%E2%80%99euro-ma-reponse-a-un-lecteur/
7.« Euro, en sortir ou pas », Michel Husson, http://www.npa2009.org/content/euro-en-sortir-ou-pas
8.« La démondialisation heureuse ? Éléments de débat et de réponse à Frédéric Lordon et à quelques autres collègues », http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey
Commentaires
Vous êtes de ceux qui mènent avec talent le débat à l'intérieur d'un microcosme : le militants et sympathisants convaincus de gauche. Ce débat est incontournable, mais il a son corollaire : il est intellectuel dans ses formulations et le plus souvent rébarbatif (bien que votre ouvrage « Désobéissons à l'union européenne » aie la rare mérite d'être lisible).
Mais qui s'adresse à la couche « en-dessous » : ceux qui sont intéressés, raisonnablement informés, mais ni militants, ni intellectuels (je ne parle pas ici de niveau d'étude mais d'attitude mentale)?
Ceux-ci entendent deux discours :
- le discours « Faukon yaka », de type PCF, par lequel tout est possible, mais il ne faut en aucun cas toucher à l'U.E. (celui de Lutte Ouvrière n'en est qu'une exagération théorisée) - et d'ailleurs tout débat à ce sujet est étouffé, parfois brutalement ;
- le discours du FN, simpliste, mais volontariste, dont il est à mon avis caricatural d'écrire qu'il ne vise qu'à défendre le capitalisme national (il n'y a déjà plus de capitalisme national).
Devinez qui ils choisissent ?
Il faut qu'il y aie aussi un discours simple et volontariste de gauche, afin comme objectif un rassemblement de type « mouvement », moins structuré mais plus large que les partis politiques.
A ce point de vue, la démarche actuelle du M'PEP me semble meilleure que celles qui l'ont précédée, mais reste, ô combien, groupusculaire !
Quant à l'argument « Il ne faut pas ressembler au FN », c'est idiot : l'important n'est pas de ressembler ou non à X ou Y, c'est de dire et faire ce qu'il faut. Point !