Si cette décision ne clôt évidemment pas le dossier, elle est malgré tout d'une importance majeure. Elle constitue tout d'abord la victoire d'un mouvement large et divers qui lutte depuis plus de dix ans pour faire entendre des arguments solides. Derrière la caricature dressée par les grands médias, qui se sont très rarement intéressés à autre chose qu'aux actions spectaculaires, des militants ont fourni un travail incroyable pour convaincre les citoyens, les élus, les scientifiques, que nous étions avec la question des OGM face à un choix de société. Le succès tient essentiellement à une chose : le fait d'avoir su dépasser les clivages partisans pour poser sur la table les termes du débat et mettre les néolibéraux face à leurs propres contradictions. Ces derniers, qui font de la liberté d'entreprendre une valeur suprême, se sont trouvés dans une situation intenable qui consistait à vouloir l'offrir sans réserves à des firmes comme Monsanto (l'américaine !) et à la refuser aux agriculteurs sous labels de qualité. Pris au piège de leur propre idéologie, ils n'ont pu que constater le revirement des politiques de droite comme de gauche, qui sont passés d'une opinion initialement favorable ― ou « plutôt favorable » ― aux OGM à un refus ou une extrême réserve. Ce fut le cas du Parti Socialiste et du Parti Communiste à la veille des élections régionales de 2004, puis de l'actuel MODEM lors de la campagne présidentielle de 2007. A présent, même si elle est loin de marquer un basculement complet de l'UMP, la décision de Nicolas Sarkozy prend des allures d' « outing » pour une part non négligeable d'élus de droite qui doutent depuis longtemps de la pertinence à disséminer des OGM.
Cette année 2008 qui débute par un moratoire se poursuivra par la bataille sur la loi qui doit rapidement transposer la directive 2001-18 en droit national. L'objectif majeur est d'obtenir un cadre qui garantisse le droit de produire sans OGM dans la durée, et ce pour tous les types de cultures et pas seulement le maïs-pesticide. L'examen du projet divulgué fin 2007 montre que le chemin est encore long mais qu'il est maintenant permis d'être raisonnablement optimiste.
Surtout, il convient dès à présent d'engager au niveau communautaire un bras de fer sans lequel rien ne sera jamais résolu. Depuis plusieurs années, la tension monte sur le dossier des OGM entre la Commission et certains Etats membres. Un groupe de pays « non alignés » tente par différents moyens d'infléchir des commissaires libre-échangistes qui ont toujours plaidé en faveur des plantes et des aliments transgéniques. C'est le cas de l'Autriche, de la Hongrie et de la Pologne ― qui ont utilisé la clause de sauvegarde bien avant la France ― mais aussi de l'Italie, de la Grèce ou de l'Irlande, et, dans une posture plus hypocrite, de l'Allemagne. Ces Etats ont même été rejoints dans leur contestation par le commissaire à l'environnement, M. Stavros Dimas, qui appelle au recalage de deux OGM dont la demande de commercialisation en Europe est déposée. Le prochain combat, sur lequel les chances de victoire sont réelles, est donc celui de la refonte du système d'autorisation européen, et la présidence française de l'Union qui début le 1er juillet 2008 constitue une belle opportunité. Il conviendra alors de ne pas s'en tenir aux cultures, même si l'urgence est effectivement là, mais d'évoquer aussi la question gênante des importations.
Enfin, il serait dommage de confiner l'analyse aux seules questions agricoles, sanitaires et environnementales, car les conclusions à tirer de dix ans de lutte contre les OGM sont bien plus politiques. Derrière la dissémination des moratoires et les prises de position de M. Dimas, c'est bien le procès de l'Europe qui a lieu actuellement. Une Europe profondément libérale, dont le bras armé est une Commission toute puissante, totalement incapable de décider dans le sens de l'intérêt général. La « gardienne des Traités » a ainsi dépensé une belle énergie à poursuivre les Etats membres qui tentaient d'activer la clause de sauvegarde malgré des doutes scientifiques évidents. Elle a donné raison à une agence d'évaluation scandaleusement incompétente, l'EFSA (1), en ayant parfaitement connaissance des profondes lacunes des procédures lui permettant de fonder ses avis. S'il ne tenait qu'à la Commission, le principe d'équivalence en substance, qui mettrait un terme à toute évaluation spécifique des OGM en considérant qu'ils sont assimilables à des aliments traditionnels, serait depuis longtemps en vigueur en Europe. Le Parlement européen, quant à lui, a été dans l'incapacité de s'opposer à une telle logique, apportant même parfois sa pierre à l'édifice. Ainsi, en adoptant avec le Conseil les règlements 1829 et 1830/2003 sur la traçabilité et l'étiquetage des OGM, il introduisit pour le plus grand bonheur des multinationales une procédure « simplifiée » d'autorisation qui transforme la demande de mise sur le marché d'OGM en une simple formalité administrative.
Dès lors, la vraie conclusion à tirer est malheureusement claire. Les institutions européennes, prises au piège du libre-échange, travaillent sur ce dossier comme sur bien d'autres contre l'intérêt des peuples, se livrant à une forfaiture permanente. La résistance aux politiques libérales ne peut passer aujourd'hui que par les Etats, mais l'ampleur de la tâche est devenue incroyable. Dans le cas emblématique des OGM, il aura fallu dix ans pour obtenir un rapport de forces favorable avec le soutien sans faille des citoyens. Combien faudra t'il sur d'autres questions commerciales, sur le droit du travail, sur la fiscalité, sur la protection sociale, sur les délocalisations ? Le temps perdu dans la guérilla politico-juridique à l'échelon communautaire ne serait-il pas mieux employé à construire un vrai système alternatif ? Et, au final, peut on faire une « autre Europe » sur les fondements de celle qui s'est livrée corps et âme au néolibéralisme ?
(1) Agence Européenne de Sécurité Alimentaire.