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Titre du blog : Démondialiser et coopérer
Auteur : abernier
Date de création : 28-11-2007
 
posté le 03-04-2012 à 17:15:25

La croissance, viagra de la gauche molle

 

 

Article paru dans le Sarkophage de mars 2012. 

 

 

Sur un point au moins, le projet du Parti socialiste pour 2012, intitulé « Le changement », a le mérite de la clarté : le productivisme de gauche a encore de beaux jours devant lui. Dès le premier chapitre (« Redresser la France et proposer un nouveau modèle de développement »), le texte d'introduction livre l'analyse suivante : « Sans croissance ni innovation, les individus s’appauvrissent et la société se disloque. Sans développement durable, la croissance ne sera pas soutenable. » Il faut donc augmenter la production pour éviter la misère intellectuelle et matérielle, mais le faire d'une manière compatible avec ce développement durable qui imprègne depuis plusieurs années l'ensemble des programmes politiques de l'extrême gauche à l'extrême droite.


La toute première mesure qui suit ce constat s'intitule « Produire plus, produire autrement ». Elle hisse au rang d'« objectif d’intérêt général » le fait de «  porter [le] potentiel de croissance de 1,5 % à 2,5 % du PIB » au cours de la législature 2012-2017 Un peu plus loin (mesure 1.1.3), les socialistes veulent « renforcer l’attractivité de l’économie française et promouvoir le made in France ».Considérant que « les délocalisations ont sinistré des territoires entiers et brisé des dizaines de milliers de familles » mais que « dans une économie globalisée, c’est aussi par le renforcement de l’attractivité globale que nous parviendrons à réindustrialiser durablement le pays. », ils proposent de développer les lignes de train à grande vitesse ou encore d'« investir dans les filières technologiques où la France est en tête, comme les énergies, l’aéronautique, la construction navale (civile et militaire), l’espace et la défense. »


Il est vrai que les règles commerciales imposées par la mondialisation du capitalisme ne simplifient pas les choses. Le Parti socialiste croit savoir que « nos grands groupes doivent être présents au plus près des marchés émergents pour mieux les conquérir », mais il s'intéresse dans le même temps aux États-Unis, qui ont su adopter « des mesures douanières qui visent à favoriser l’importation de composants intermédiaires pour fabriquer le produit final sur le sol américain ». Du coup, « la France pourrait s’inspirer de ces démarches avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, en passant avec eux un pacte de production et de co-développement industriel équitable », pacte pour lequel le projet de 2012 ne donne pas la moindre indication concrète.


Suivent différentes propositions visant à prouver qu'un productivisme à visage humain est possible et souhaitable : « miser sur l’éco-conception », « rattraper notre retard en matière d’énergies renouvelables et d’économies d’énergie pour réussir la transition écologique », « soutenir une agriculture écologiquement et économiquement durable », « aller vers une pêche durable », « stopper l’érosion de la biodiversité et restaurer le patrimoine naturel ».


En matière d'innovation, nous sommes soulagés d'apprendre que « le débat entre la droite et [les socialistes] ne porte pas sur la nécessité de renforcer la compétitivité de l’économie française et européenne, mais bien sur la manière d’y parvenir. » Pour le parti de François Hollande, « seule la compétitivité par le haut, par l’innovation, produira une croissance durable et riche en emplois », ce qui suppose « d'investir dans la recherche », de « miser sur les sciences » et les « nouvelles technologies », sans oublier en parallèle de « valoriser l’économie sociale et solidaire » pour moraliser ce capitalisme tant critiqué.


Avec le souci permanent de rester en phase avec la mondialisation, les socialistes français égrainent donc tous les poncifs d'un productivisme de gauche dans ce texte totalement prévisible. Certains constats sont justes, comme celui qui dénonce les désastres des délocalisations, et certains objectifs sont pertinents, comme celui de retrouver le plein emploi ou de réindustrialiser le pays. Mais la méthode proposée ne s'écarte pas une seule seconde de la ligne social-démocrate fixée par le Parti socialiste européen (PSE). Dans son « Plan de relance progressiste » de mars 2009, ce dernier proposait déjà de mettre en oeuvre une « croissance verte intelligente » et faisait appel aux mêmes idées que celles exprimées par les socialistes français en matière d'énergie, de production « durable », d'innovation... Mais pour rassurer le lecteur, le PSE apportait une précision cruciale: il voulait de toute urgence conclure le cycle de négociations en cours à l'Organisation mondiale du commerce (le cycle de Doha) pour éviter toute tentation protectionniste qui pénaliserait la concurrence « libre et non faussée ». Cette « croissance verte intelligente » n'a donc pas vocation à remettre en cause la mondialisation, ni même à l'atténuer. Il s'agit au contraire de la renforcer : produire plus, commercer plus et toujours plus loin, consommer plus, mais remplacer les horribles énergies fossiles par les merveilleuses énergies renouvelables. C'est à se demander si, en matière de développement économique, même une feuille de papier à cigarette parviendrait à se glisser entre le projet des socialistes français ou européens et celui des conservateurs...


Beaucoup semblent croire que ce productivisme, pondéré comme il se doit de quelques références au développement durable et à la croissance « verte », est une séquelle d'un passé dont les socialistes ne parviennent pas à se défaire. Il serait l'héritage d'une époque où la gauche croyait pouvoir se battre contre la droite avec la même arme – l'augmentation du Produit intérieur brut – qu'elle utiliserait différemment en la mettant au service du bien-être social. Or, si l'on suppose que le problème est culturel, la solution est toute trouvée : il faut faire comprendre au Parti socialiste que les ressources sont limités et qu'une croissance forte, même « verte », n'est plus souhaitable. C'est la lourde tâche que s'est assigné le regroupement Europe écologie – Les Verts, qui s'efforce « d'écologiser » la social-démocratie comme on évangélisait le sauvage à une autre époque. Malheureusement, l'énergie des écologistes est dépensée en pure perte. S'il est toujours possible de faire changer d'avis les militants, modifier la ligne politique des principaux dirigeants est une autre affaire. Car les véritables raisons du productivisme socialiste ne se trouvent plus dans la culture militante, mais dans la stratégie adoptée depuis les années 1980.


Lorsque François Mitterrand accède au pouvoir en 1981, il est aussitôt confronté à des problèmes économiques liés aux effets de la mondialisation et à des attaques spéculatives contre le Franc. Rapidement, les socialistes se divisent en deux camps. Un premier veut poursuivre les politiques de gauche, ce qui imposerait de dévaluer plus fortement et d'accroître la régulation de l'économie par l'Etat : contrôle des mouvements de capitaux, protectionnisme, nouvelle répartition des richesses... A l'inverse, une frange libérale représentée par Jacques Delors ou Michel Rocard souhaite rester dans le système monétaire européen, qui empêche une forte dévaluation du Franc, et s'oppose à une trop grande intervention des pouvoirs publics. Les socio-libéraux auront vite gain de cause.


Sous l'impulsion de Jacques Delors, à l'époque ministre de l'Économie, des Finances et du Budget, le Parti socialiste français opère en 1982-1983 son tournant de la rigueur. Après avoir bloqué les salaires dès juin 1982, le gouvernement adopte un véritable plan d'austérité en mars 1983 : lutte drastique contre l'inflation, fin des nationalisations, libéralisation progressive du commerce et des marchés financiers... Ce faisant, la gauche de gouvernement s'ampute elle-même des deux bras : celui des politiques monétaires de gauche, et notamment d'une forte dévaluation pour défendre l'industrie et l'emploi, et celui d'une régulation commerciale pour se protéger des importations à bas coût en provenance de pays où la main d'oeuvre est sous-payée. Ce que les socialistes présentent au départ comme une « parenthèse libérale » deviendra une ligne politique, et la parenthèse ouverte ne sera jamais refermée.


Pour faire diversion, les dirigeants socialistes développent alors une double stratégie : participer pleinement à la construction européenne et renforcer la décentralisation. Ainsi, ils transfèrent au niveau communautaire les compétences les plus importantes, notamment l'élaboration des véritables politiques économiques, et au niveau local la gestion au quotidien des conséquences du capitalisme néolibéral. L'État se désengage, et les politiques nationales « de gauche » se confondent de plus en plus avec des politiques « de droite », à l'exception de mesures sociales ou sociétales souvent symboliques ou contextuelles. L'appareil socialiste abandonne toute prétention de réforme structurelle radicale qui remettrait en cause les fondements du capitalisme néolibéral, qu'il s'agisse de la propriété privée des grands moyens de production, du libre-échange, de la financiarisation de l'économie ou de l'accumulation des richesses par une très petite minorité.


Tout ceci est connu. Ce qui l'est moins, c'est la conséquence qu'aura le tournant des années 1980 sur le rapport que le Parti socialiste entretient avec la croissance. En renonçant à lutter pour des changements structurels touchant à la mondialisation, au capitalisme ou à l'économie de marché, le Parti socialiste limite ses ambitions à amortir les chocs de la mondialisation. En refusant de taxer fortement les richesses, il se prive également de ressources financières pour appliquer son programme, ce qui ne lui laisse comme subsides que les retombées de la croissance économique. Des mesures sociales comme les 35 heures, les emplois jeunes ou le maintien des services publics coûtent cher. Elles ne peuvent être financées qu'en période de croissance élevée. Nommé Premier ministre en juin 1997, Lionel Jospin bénéficie de la forte croissance de l'économie mondiale en général et de l'économie française en particulier, et peut engager une politique relativement active sur l'emploi. Mais l'euphorie provoquée par la bulle spéculative des « nouvelles technologies » est de courte durée. La croissance chute de 4% en 2000 à 1,8% en 2001 et la baisse du chômage (de 12,2% en 1997 à 8,6% en 2001) commence à s'enrayer. En février 2002, Lionel Jospin change de discours : aux ouvriers de Michelin confrontés aux ravages des délocalisations, il déclare que « l'État ne peut pas tout ». Le sens profond de cette phrase est que l'État socialiste peut mener de politiques sociales seulement grâce aux miettes de croissance que lui concède le capitalisme mondialisé. En période de crise économique – c'est le cas depuis 2008 – ou simplement en période de croissance faible – c'est le cas depuis 2002 – le Parti socialiste devient incapable de financer ses politiques de « remord social ». L'attachement des socialistes à la croissance et au productivisme n'est donc plus un problème culturel : ils ont besoin du productivisme comme l'Afrique a besoin de la pluie !


L'idée de « verdir » le Parti socialiste est donc généreuse, mais totalement vouée à l'échec. Comment « verdir » une structure dont la capacité d'action est indexée sur le niveau de croissance ? Pour que les dirigeants socialistes accomplissent leur « outing » productiviste et s'engagent réellement dans l'écologie, il faudrait au préalable qu'ils renouent avec la lutte contre le capitalisme. Ils pourraient alors envisager de prendre l'argent là où il se trouve – chez les riches – et n'auraient plus besoin, pour financer leur programme, de s'accrocher à la croissance comme à une bouée de sauvetage mal rapiécée.