En consacrant toute leur énergie à promouvoir un système libre-échangiste à l’échelle planétaire, les grandes entreprises occidentales poursuivent des objectifs multiples : s’approvisionner à bas prix en matières premières ; bénéficier d’une main d’œuvre peu coûteuse et corvéable à merci ; rechercher les conditions fiscales les plus avantageuses pour les détenteurs de capitaux ; trouver de nouveaux marchés dans les pays émergeants ; et, de plus en plus, profiter des réglementations environnementales les plus permissives.
Les stratégies pour y parvenir sont finalement assez claires. Il s’agit d’une part de créer les conditions pour pouvoir implanter leurs activités dans les Etats présentant de ce point de vue les plus beaux avantages, et d’autre part, d’éliminer les obstacles « non nécessaires » au commerce – et notamment les barrières douanières – afin de vendre produits et services aux meilleures conditions dans n’importe quel pays. L’essentiel des mesures défendues par les lobbies néo-libéraux s’inscrivent dans ce double mouvement. Il s’agit en quelque sorte des deux jambes sur lequel marche ce système économique : la liberté de produire où bon lui semble, et celle de vendre comme bon lui semble. Depuis des décennies, ces objectifs n’ont eu de cesse d’être théorisés, c’est à dire habillés des parures de la « science économique », puis rabâchés par les puissances dominantes et les médias. Chacun est censé savoir à présent que la concurrence possède des vertus bienfaitrices, et que pour en retirer les avantages maximums, elle se doit d’être libre, totale et mondialisée.
Malheureusement, une simple observation de la réalité nous montre que la ficelle est bien grosse : alors que la mondialisation devait être heureuse, les statistiques officielles prouvent la supercherie, le nombre de malnutris sur le globe ne cessant d’augmenter, les écarts entre riches et pauvres ne cessant de se creuser. De plus, la cohérence du discours s’arrête toujours aux limites des intérêts des firmes. Ainsi, cette concurrence libérée des contraintes politiques, à défaut d’être non-faussée, n’interdit pas aux grandes puissances de continuer à subventionner grassement leurs économies en puisant dans les fonds publics, pour peu que ces cadeaux ne soient pas trop ostentatoires. Grâce à la totale hypocrisie des règles de l’OMC, les Etats-Unis et l’Europe ont pu par exemple convertir leurs aides directes à l’agriculture en aides indirectes et pérenniser un dumping dont les conséquences pour les paysans du Sud sont réellement désastreuses.
Faussée, la concurrence l’est donc délibérément. En premier lieu, par ce choix des instruments de régulation qui resteront tolérés, ou dont la suppression sera au contraire décrétée. L’établissement de barrières douanières ne nécessite qu’une réglementation assortie d’une police pour la faire respecter. En cela, il s’agit d’un outil accessible à la plupart des nations, même parmi les plus pauvres. A l’inverse, le fait de subventionner son économie est réservé aux Etats puissants. Les accords commerciaux comme ceux de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) visent donc à priver les pays pauvres d’un outil relativement simple de protection de leur économie, tout en laissant les pays riches soutenir leurs multinationales par des biais détournés.
Mais qui plus est, en offrant aux firmes la possibilité de s’implanter où bon leur semble et de vendre leur production avec le moins de restrictions possible, le libre-échange fausse totalement la concurrence en donnant un avantage évident, en tant que terre d’accueil, aux pays pratiquant le moins-disant fiscal, social et environnemental. Ce choix politique maintient des régions entières du globe dans des conditions de vie inacceptables, à l’image de la Chine pour laquelle le quasi-esclavage auquel est soumis une grande partie de son salariat est un argument majeur pour attirer les investisseurs. Il en va de même avec l’absence de réglementation environnementale qui deviendra, au fur et à mesure que les pays développés durciront la leur, une caractéristique prisée par les grands groupes.
Et dès lors que le politique ne s’autorise plus à protéger une économie nationale de cette concurrence hautement faussée, le libre-échange tire également vers le bas les réglementations dans les pays développés. La destruction plus ou moins rapide selon les gouvernements des acquis sociaux en France et dans le reste de l’Europe est bel et bien un objectif de la mondialisation. Le mouvement de régression prend une telle ampleur que, la crainte du chômage aidant, la pression n’épargne même plus les secteurs les moins exposés aux délocalisations, comme la production d’énergie ou les services de proximité.
Dans ces conditions, il est strictement impossible d’inverser la tendance sans s’attaquer à la cause. Prétendre rétablir une réelle contrainte sur les entreprises si ces dernières peuvent y échapper en s’installant sous des cieux plus cléments est totalement illusoire. Le libre-échange mondialisé possède cette vertu incroyable de priver les Etats du moindre levier politique sérieux vis à vis des entreprises, qu’il s’agisse de fiscalité, d’environnement ou de social. Dès lors, pour tenter de convaincre l’opinion publique que la nation n’est pas tout à fait dissoute dans le néo-libéralisme, des gouvernements comme celui de M. Nicolas Sarkozy se rabattent sur des politiques ultra-sécuritaire, avec l’intention évidente de donner le change tout en détournant l’attention des questions fondamentales. Si ces rideaux de fumée sont parfois efficaces d’un point de vue électoral, ils ne modifient en rien la réalité : les pouvoirs politiques, de droite comme de gauche, se sont peu à peu interdits d’agir sur l’économie et sont devenus des gestionnaires plus ou moins complaisants du néo-libéralisme.
Pourtant, la ré-appropriation par les Etats des leviers politiques permettant d’orienter l’économie vers la satisfaction des besoins sociaux n’est pas une douce utopie, car les moyens existent. Elle suppose par contre de s’attaquer clairement et prioritairement au libre-échange, en imposant des outils de régulation qui n’ont pas grand chose de nouveau. Nous pourrions par exemple en envisager deux, qui, utilisés conjointement, stopperaient cette machine à détruire l’environnement et le social.
Le premier consisterait à rétablir ce que l’OMC s’est évertuée à éliminer, à savoir les barrières douanières. Mais, en taxant les produits importés en fonction des conditions sociales et environnementales du pays d’origine, il ne s’agirait plus de mettre en place un protectionnisme nationaliste. Il s’agirait au contraire de réintroduire dans le prix des produits les externalités, ce qui constitue un point de passage obligé pour aller vers une concurrence réellement non faussée. Si le tee-shirt chinois produit dans des conditions sociales et environnementales désastreuses doit assumer le coût de ses externalités, les entreprises réfléchiront sans doute à deux fois avant de délocaliser. Ou bien elles seront contraintes d’améliorer les conditions de travail de leurs ouvriers et d’intégrer la question environnementale dans les pays où elles exercent. Le produit de cette taxe aux frontières pourrait être réinjecté dans le pays taxé afin de mener des projets respectueux de l’environnement et des conditions sociales des travailleurs, ce qui produirait alors un véritable double-dividende.
Le deuxième outil, qui limiterait la chasse perpétuelle aux nouveaux marchés rentables dans les pays du Sud, serait la mise en œuvre d’une taxe élevée sur le rapatriement des bénéfices des multinationales. Les firmes comme Suez, qui se goinfrent de la privatisation des services de distribution des eaux dans les pays en développement, changeraient sans doute de stratégie si les profits étaient lourdement taxés à l’occasion de leur retour en France. A la place du comportement prédateur des grands groupes privés, pourrait alors émerger en matière de services publics de nouvelles formes de coopération et de transfert de technologie dans le cadre d’accords économiques basés sur l’équité.
Prises simultanément et mises en œuvre de façon progressive, ces deux mesures amorceraient un double processus : une relocalisation de la production, et une véritable perspective de développement pour les pays du Sud qui pourraient à la fois se protéger du dumping ou des conquêtes de marchés par les entreprises occidentales et bénéficier de ressources financières nouvelles.
Dans la pratique, le plus difficile sera bien-sûr de créer un contexte permettant de passer de la théorie à l’action, en se soustrayant notamment aux foudres libre-échangistes de l’Union européenne. En France, aucun parti politique, aucune association politique n’ose assumer de telles revendications. Certains, à l’extrême gauche, préfèrent les mots d’ordre sympathiques – comme celui d’interdire les délocalisations – mais éludent la question du « comment ? ». Depuis longtemps, le Parti Socialiste, et par ricochet ses alliés électoraux, a abandonné l’idée d’une rupture réelle avec le néo-libéralisme par crainte d’avoir à affronter les lobbies. Au final, les citoyens ne voient plus où trouver des alternatives crédibles. Ils votent et s’engagent par défaut. Nous devons rapidement nous attacher à combler ce vide idéologique et à faire émerger un mouvement qui, en tapant là où ça fait mal, crée l’enthousiasme sans lequel nous ne pourrons rien changer.
Aurélien Bernier
18 décembre 2007
Commentaires
Une taxation élevée du rapatriement des bénéfices devrait être mise en place par le pays dans lequel sont réalisés les investissements. Or, actuellement, c'est tout le contraire. Beaucoup de pays du Sud qui cherchent à attirer les investissements étrangers assurent un rapatriment des bénéfices le plus avantageux possible.
Il suffit de faire une recherche rapide sur Internet pour trouver des éléments qui laissent songeur... Par exemple, le Sénégal a crée une agence pour courtiser les investisseurs (http://www.investinsenegal.com).
Dans la boîte à outils (FAQ), on trouve des questions/réponses du genre:
"Existe-il une limite au rapatriement des bénéfices ?"
"Non, il n’existe pas de limite au rapatriement des bénéfices engendrés par une entreprise au Sénégal."
La Banque Mondiale chiffrait à 55,3 milliards de dollars en 2001 le total des rapatriements de bénéfices des multinationales du Nord implantées au Sud, ce qui équivalait à l'ensemble de l'aide publique au développement accordée cette année là (http://www.cadtm.org/article.php3?id_article=513). En 1990, le volume des rapatriements était de 17,5 milliards. Soit une multiplication par 3 en 11 ans!
Amicalement,
Aurélien
Bravo pour ton article. Je suis totalement d'accord avec des barrières douanières pour lutter contre le dumping social et environnemental.Par contre je me demande si la taxation des profits lors de leur rapatriement en France est réalisable. Il serait facile pour les multinationales de rapatrier leurs bénéfices dans un autre état voisin, le Luxembourg par exemple. De là ils pourraient soit réinvestir ces profits dans tout pays ou les dépenser en France puisqu'il y a libre circulation des capitaux à l'intérieur de l'UE. Ai-je tort?
Amicalement.