Pour l’année 2003, le poids économique de la commande publique en France représentait plus de 136 milliards d’euros. Ce montant recouvre la valeur des biens et services marchands effectivement consommés, hors marchés de travaux. Il représente la bagatelle de 8,7% du PIB. En intégrant les travaux, on atteint 15% du PIB, le chiffre pour l’ensemble de l’Union européenne étant quasiment identique (14%). Autant dire que la puissance publique dispose à priori d’un levier formidable pour orienter les pratiques de l’industrie, notamment en matière d’environnement et de progrès social.
L’ère du changement climatique et des politiques de réduction d’émissions de gaz à effets de serre dans laquelle nous sommes entrés pourrait laisser croire que les Etats et les collectivités locales sont prêts à agir, notamment par l’intégration de critères exigeants et cohérents dans leurs marchés. Or, les choses sont loin d’être aussi simples. L’Union européenne, qui fixe dans des directives les grands principes de la commande publique pour les Etats membres, révèle encore une fois sa schizophrénie. Malgré ses déclarations d’engagement dans la lutte contre le réchauffement de la planète, elle continue de placer le dogme de la « libre concurrence » au dessus de toute autre considération, et prouve ainsi que libéralisme économique et développement durable sont par nature incompatibles.
Un marché public comporte trois parties principales : un objet, des conditions d’exécution et des critères de choix. A propos de l’objet, le Décret n° 2006-975 du 1er août 2006 portant code des marchés publics indique dans son Article 5 : « La nature et l’étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant tout appel à la concurrence ou toute négociation non précédée d’un appel à la concurrence en prenant en compte des objectifs de développement durable. » Cette référence au développement durable n’était pas présente dans la précédente version du code qui datait de 2004. Elle a été introduite dans la dernière mouture. A la lecture de cette phrase, on pourrait penser que les pouvoirs publics ont maintenant la possibilité, lors de la passation de marchés, de prendre en considération des clauses sociales et environnementales autant qu’économiques, et que l’affaire serait donc réglée. Mais dès la ligne suivante, il est dit que « Le ou les marchés ou accords-cadres conclus par le pouvoir adjudicateur ont pour objet exclusif de répondre à ces besoins. » Pourquoi cette précision ? Tout simplement parce qu’une vision très stricte de l’objet du marché, associée au principe fondateur de non-discrimination, constituent le mécanisme qui empêche toute véritable mise en œuvre des principes de développement durable.
En effet, par la suite, le code des marchés publics indique que tous les critères de choix des offres, qui permettront de départager les différentes propositions, ne pourront être liés qu’à l’objet du marché et à rien d’autre. L’article 53-I affirme que « Pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l’offre économiquement la plus avantageuse, le pouvoir adjudicateur se fonde : 1° Soit sur une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l’objet du marché, notamment la qualité, le prix, la valeur technique, le caractère esthétique et fonctionnel, les performances en matière de protection de l’environnement, les performances en matière d’insertion professionnelle des publics en difficulté, le coût global d’utilisation, la rentabilité, le caractère innovant, le service après-vente et l’assistance technique, la date de livraison, le délai de livraison ou d’exécution. D’autres critères peuvent être pris en compte s’ils sont justifiés par l’objet du marché ; 2° Soit, compte tenu de l’objet du marché, sur un seul critère, qui est celui du prix. »
Prenons l’exemple d’une collectivité qui achète des produits alimentaires pour de la restauration collective. Elle peut sans problème écrire qu’elle souhaite s’approvisionner en produits issus de l’agriculture biologique, car dans ce secteur la concurrence existe. Mais, comme « l’objet exclusif » est d’obtenir des aliments, il est hors de question, par exemple, d’intégrer des critères en matière d’émissions de polluants liés au transport de ces produits. Impossible donc de refuser une offre dans laquelle tous les aliments bios seraient fabriqués en Pologne puis acheminés par les camions les plus polluants qu’on puisse trouver si cette dernière est au meilleur prix.
Les « conditions d’exécution », c’est à dire les préconisations techniques liées au marché, devront elles aussi être conformes aux principes fondamentaux de l’Union européenne. Encore la non-discrimination, et, bien évidemment, la lutte contre ce qui représente pour les commissaires européens le « mal absolu » : la préférence nationale… et à fortiori locale.
Ainsi, les élus qui souhaiteraient utiliser la commande publique comme levier pour des politiques de développement durable doivent savoir qu’ils ne peuvent agir, encore aujourd’hui, qu’en fonction des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce. L’environnement et le social, d’accord, mais dans le respect de la libre concurrence absolue, ce qui a pour effet de les ranger au rayon des décorations. Certains ont pu rêver, en lisant le terme « développement durable », à un véritable changement. Par exemple, à la possibilité d’évaluer des offres à partir d’un indicateur global, sorte « d’empreinte écologique et sociale », qui prenne en compte tous les impacts liés à la commande et qui s’imposerait dans le règlement des contentieux. Pour la fourniture d’aliments, une analyse complète aurait intégré les méthodes de production, mais aussi l’emploi sur la ferme, l’impact du transport… Mais voilà, une telle démarche aurait pu dangereusement favoriser le développement local et ruiner les efforts de l’OMC et de l’Union européenne pour imposer la « libre concurrence ». Le paysan voisin serait soudain devenu « compétitif » face à l’agri-manager qui exploite des milliers d’hectares dans les pays de l’Est à un coût horaire dérisoire. Les élus locaux auraient trouvé dans ces dispositions un moyens de faire vivre leur territoire autrement qu’en attirant les entreprises à grands renforts d’exonérations de charges. Inacceptable pour les défenseurs de la concurrence « libre et non faussée » !
Une mesure de rupture avec les pratiques libérales, simple et efficace, consisterait donc à réellement mettre en œuvre le développement durable dans la commande publique, c’est-à-dire à lui donner une priorité politique sur la libre concurrence dans les directives européennes. Avec un marché potentiel de 1880 milliards de dollars US, aucun doute que les entreprises s’y adapteraient rapidement.
Commentaires
bonjour, je m'appelle Chloé et je suis étudiante. J'ai étudié votre article en cours et vraiment je le trouve très instructif: vous expliquez bien le protocole de Kyoto dont on entend beaucoup parler sans jamais avoir vraiment compris son fonctionnement. Vous allez au bout de vos idées. Vraiment, bravo, c'est un très bon article!
bravo pour ce texte
;)
see you
Olivier
Les Fans de Radis / Radio Gâtine & D4B